Le pont Eudes

(Le premier pont de pierre)

Pour franchir la Loire à la hauteur de Caesarodunum, leur nouvelle cité, les Romains ne pouvaient se contenter du bac mis jusque là à la disposition des Turons et encore moins d'un gué existant plus en aval, au-delà du confluent de la Choisille. Un pont était indispensable, mais il fallait tenir compte des sautes d'humeur du fleuve. Ils mirent en place un pont de bateaux dont les éléments étaient solidement attachés les uns aux autres, stabilisés par des pieux profondément enfoncés dans le lit du fleuve : certains sont encore visibles aux périodes de basses eaux. Et l'ensemble était recouvert d'une chaussée pavée.

 

Grégoire de Tours a attesté l'existence de ce pont. ll est admis aujourd'hui qu'il n'y eut jamais d'autre ouvrage jusqu'à la fin du Xe siècle : pont de bois ou passerelle, rien de ce genre n'aurait pu résister à un courant parfois fort violent. Longtemps, la route de Paris a plutôt emprunté la levée sud de la Loire, jusqu'à Amboise, où elle pouvait gagner l'autre rive.

Le "premier pont de pierre construit en France", comme le dénomme, non sans fierté, le docteur Giraudet, dans son "Histoire de Tours", a été édifié au XIe siècle : "à l'endroit où le Midi rejoint le Nord". Nous le devons à Eudes ll, comte de Blois et de Tours. Ce puissant seigneur devait renoncer à toute forme de péage pour répondre à la prière de son épouse, pleine de compassion pour les Tourangeaux. (une mesure qui, peu souvent respectée, donnera naissance à de multiples litiges). La charte qui régit le passage du pont reliant le faubourg Saint-Symphorien au château de Tours est le plus vieux document conservé aux archives municipales de la ville deTours.

 

Comme cette charte a été souscrite à Marmoutier on peut supposer que des intérêts religieux et commerciaux furent mis en avant, mais c’est surtout par nécessité militaire que ce pont remplaça avantageusement le pont de bateaux dont parle Grégoire de Tours. S’il fut très utile aux marchands, voyageurs et pèlerins, il permit surtout à Eudes de relier Blois à Tours par la rive droite, évitant ainsi la place d’Amboise tenue par un partisan du terrible comte d’Anjou.

Commencé en 1034, "le pont-gothique", appelé aussi "le vieux-pont", était achevé en 1037. La pierre n'avait pas été le seul matériau utilisé, le bois l'avait été tout autant : "ponte  grandissimo, ponte di pietre, ponte di legname", comme devaient en témoigner plus tard des ambassadeurs florentins. Ce qui devait nuire évidemment à sa solidité.

 

ll était également très bas sur l'eau et d'une longueur d'autant plus démesurée qu'il n'était pas rectiligne : il avait été nécessaire en effet de prendre appui sur les deux îles existant alors entre les deux rives de la Loire : l'île de I'Entrepont, aujourd'hui partie intégrante de l'île Aucart, et l'île Saint-Jacques qui a aujourd'hui pratiquement disparu. 

Ses vingt-trois arches, vingt-cinq selon certains auteurs, reposaient toutes sur des piles en pierre à becs aigus pour mieux résister au courant. Son tablier était constitué de planches supportant un pavage.

Les six premières arches reliaient le village de Saint-Symphorien, sur la rive droite, à l'île de I'Entrepont, où quelques masures étaient regroupées autour de la chapelle Saint-Cycault, mouvance de Marmoutier.

Les sept suivantes menaient à I'île Saint-Jacques elle aussi habitée. Le dernier tronçon de cette "ligne de ponts" était le plus long : dix arches encore avant d'arriver à la porte Saint-Genest, l'entrée de la ville, au voisinage immédiat du château de Tours et de l'Écorcherie des Arcis. Des moulins et quelques auberges donnaient un semblant de vie aux deux îles.

Le pont était fortifié pour mieux assurer la défense de la ville de Tours. Une tour carrée, nantie d'un pont-levis en 1368, avait été construite au nord, sur la sixième arche, juste avant l'accès à l'île de l'Entrepont. Une autre, la Bastille Rabier, abritait un corps de garde, proche de la poterne du château et de ses puissantes tours.

En 1417, sous la menace des Anglais, le pont était partiellement démoli. Le danger écarté, il fut procédé à sa reconstruction, les arches étant toutes appareillées en pierre : seule demeurait une passerelle en bois à la hauteur de la chapelle Saint-Cycault. Sans doute un reste de prudence ! Les travaux devaient durer jusqu'au début du XVlle, exécutées en plusieurs étapes. La bastille était renforcée en 1582 et la prairie du bord de Loire, au pied du château, supprimée : le fleuve venait désormais lécher la muraille de !a ville et la poterne était dotée d'un pont-levis.

Les habitations se multipliaient sur les îles malgré les inondations, s'accrochaient même aux parapets du pont. Des incendies les ravagèrent souvent. Peu importait, on faisait commerce avec les voyageurs, notamment à l'auberge de l'Arche-Pecault. Les piles du pont servirent également d'appui à des moulins, notamment celui de Jehan de Lorraine et le grand moulin de Semblançay, propriété du tourangeau Jacques de Beaune, seigneur de Semblançay.

Vue de C. Visscher : vue panoramique de Tours vers 1625, détail : pont d'Eudes

 

 

 

Des règles complexes présidaient à l'usage du pont et à la répartition des bénéfices résultant des droits de péage. Les litiges se multiplièrent, interminables. En 1190, le chapitre de Saint-Martin s'engageait à prendre en charge les petites réparations de l'ouvrage, en échange des droits inhérents au bac encore utilisé lors des grandes crues. Mais bien vite la ville devait faire face à toute reconstruction dans le cas de rupture totale. En 1410, l'abbaye de Marmoutier refusait à restaurer la chapelle Saint-Cycault menacée de ruine et un procès s'en suivit qui dura jusqu'au XVllle siècle. Au milieu du XVle, le chapitre de Saint-Martin et la ville faisaient cause commune pour s'opposer aux prétentions du duc d'Alençon, seigneur du "Comté des ponts de Tours".

 

Le pont avait bien sûr souffert de toutes ces chicanes et des mauvaises volontés en découlant : sa vétusté était de plus en plus apparente. Les Tourangeaux multipliaient les pétitions réclamant un nouvel ouvrage. En 1784 le "pont-gothique" était interdit. Entre temps la circulation avait changé d'orientation, axée surtout nord-sud. Tours avait vocation à devenir un carrefour important sur la route de l'Espagne, au détriment d'Amboise. Le pont du Sanitas, sur le Cher, était édifié en 1745. Un remblai était élevé qui supportait la nouvelle avenue Grammont et, dans son prolongation, au cœur de la ville, la rue Royale était percée. En 1752, Mathieu de Bayeux se voyait confier la construction d‘un nouveau pont de pierre pour compléter ce qui constituait désormais l'axe central de Tours. En même temps, dans le coteau de la rive nord du fleuve, une large brèche était taillée qui devait faire place à l'avenue de la Tranchée : la bien nommée.

 

S’en était fait du vieux pont du comte Eudes… mais il sera remplacé plus tard par le pont de fil.